par Michel Warschawski

Dans la perception occidentale, la ville est le coeur de la civilisation. N’oublions pas cependant que la grande majorite de notre humanite vit dans des villages et pas dans le milieu urbain. Ceci dit, ville et modernite sont intimement lies : cette derniere est nee du developpement des villes, et de la separation de plus en plus d’hommes puis de femmes de la production agraire. De meme en est-il de la Nation, et comme l’a souvent repete notre ami Jamal Zahalka, les mouvements de liberation nationale ont emerge dans les villes, et ce n’est que plus tard qu’ils s’implantent dans les villages. Ville moderne et modernite sont donc fortement liees. 
Apres cette remarque d’ordre general, venons-en a ma ville, celle ou je vis depuis plus d’un demi siecle, celle ou sont nes mes enfants et (malheureusement seule une partie de) mes petits-enfants. Une ville qui fait partie de mon etre, une ville que j’aime profondement. Et pourtant, Jerusalem n’a rien d’aimable : ville dure, ville pauvre, ville d’extremismes, ville de conflits par excellence, puisque le conflit israelo-palestinien traverse litteralent la ville.
S’agissant de Jerusalem, peut-on d’ailleurs parler de ville ? Par son nombre d’habitants, certainement : 750,000 personnes, trois fois plus que Tel Aviv. Mais au dela de cette realite demographique, Jerusalem n’est pas une ville dans le sens evoque plus haut : c’est un ensemble de quartiers disparates, avec un centre-ville minuscule, et aucune zone industrielle digne de ce nom (d’où le fort chomage qui caracterise Jerusalem). Chaque quartier a son charactere propre, et, meme encore aujourd’hui, souvent sa composition ethnique (Yemenite, allemande, Kurde, marocaine) ou culturelle (religieuse extreme, religieuse moderee, non-religieuse, branchee). 
Au dela de la disparite des quartiers qui la composent, Jerusalem n’est pas une ville, mais trois villes : Jerusalem Ouest, ville juive (apres l’expulsion de sa composante arabe en 1947-1949) ; Jerusalem Est, ville arabe-palestinienne conquise en 1967, occupee et rapidement colonisee) ; une ceinture de colonies juives modernes qui encercle la ville arabe et dont la population depasse les 250,000 colons. (1/3 de la population globale de Jerusalem). Le discours officiel repete ad nauseam depuis cinquante ans sur ‘’la ville reunifiee pour l’eternite’’ est un mythe, pour au moins deux raisons : premierement, l’essentiel des territoires palestiniens annexes a Jerusalem Ouest apres 1967 n’a jamais été Jerusalem, ni a l’epoque biblique, ni a l’epoque romaine, ni sous les regimes othoman ou britannique ; deuxiemement, la ville reste profondement divisee entre une ville arabe et une ville juive (et ses banlieues coloniales). Une amie a moi disait que des qu’on traverse l’ancienne ligne de demarcation, on passe d’un film en couleur a un film noir et blanc. 
Les populations ne se melangent pas, et, hormis la vieille ville, rares sont les Israeliens qui s’aventurent dans les quartiers arabes. Les Arabes, par contre, sont nombreux dans la ville juive, aux heures ouvrables: sans eux qui construiraient nos batiments, qui feraient les travaux penibles dans les marches et les centres commerciaux ? 
Jerusalem symbole de coexistence ? C’était peut etre la volonte des Nations Unies quand elles  proposaient, en 1947, un Corpus Separatum, une ville a part qui n’appartiennent ni a l’Etat Juif ni a l’Etat Arabe, avec une place particuliere aux communautes religieuses (nombreuses) qui la composent. Mais basee sur l’expulsion, l’annexion forcee, la colonisation et l’oppression de sa composante arabe, cette ‘’coexistence’’ est beaucoup plus proche d’un viol que d’une histoire d’amour. 
Pour que Jerusalem devienne un jour ce symbole de la coexistence entre peuples, confessions et cultures, il est indispensable de decoloniser les structures politiques et les relations humaines et, qu’avant tout Jerusalem Est devienne la capitale de la Palestine arabe, car ce n’est que la base de l’egalite – meme relative – que l’on peut envisager une coexistence. Jusque la, nous restons dans la realite de la relation coloniale du viol. Les centaines de scenarii mis sur la table par des experts et des politiciens du monde entier n’ont absolument aucun sens tant que l’occupation coloniale perdure.
Apres avoir fait la longue liste de ses defauts et ses lacunes, qu’est ce qui fait que j’aime passionement Jerusalem et qu’en aucun cas je ne me vois vivre a Tel Aviv ou ailleurs ? Je dirais, pour faire court, que ce sont precisement ces defauts qui ont scelle mon amour pour Jerusalem : son archaisme et son syndrome ‘’hors-temps’’. Jerusalem n’appartient pas au present, sa modernite, ses performances technologiques et industrielles. Elle vit 3000 ans dans le passe, et se projette dans l’ere messianique. Certes, je doute que ce passe ait existe et je ne crois pas au Messie, mais ces mythes et ces reves m’interpellent beaucoup plus que les performances de l’industrie petro-chimique de la baie de Haifa et du High-Tech de Tel Aviv. 
Comme toutes les histoires d’amour, ma relation passionnee a Jerusalem est une sorte de folie, que j’assume pleinement.

Michel Warschawski è giornalista, fondatore dell’Alternative Information Center, Gerusalemme