par le docteur Dalil Boubakeur
La naissance des villes
Les premières villes ont été construites environs il y a 6000 ans sur des marécages. C’est à partir de l’Égypte, à l’époque du pharaon Akhenaton (1371/1338 av. J.C. environ) et l’introduction du premier monothéisme de l’Histoire, que la ville s’est développée en répondant à des objectifs spécifiques. Les Égyptiens nécessitaient d’une main d’œuvre considérable car leurs habitations devaient être adaptées à une population importante. Les modèles d’urbanisme carré ou d’urbanisme à rectangle développés à cette période chez les Égyptiens, sont nés pour répondre au besoin de construire plusieurs logements sur une petite surface. Les Grecs développèrent par la suite cette même conception urbaine en aménageant les villes à partir des connaissances mathématiques et géométriques qu’ils avaient acquises, en abandonnant les agglomérations primitives. Les mystères révélés par les chiffres poussèrent les architectes et les mathématiciens à concevoir un urbanisme enthousiaste et l’histoire des villes commença à être peuplée de noms d’architectes, comme Imhotep, Phidias et Praxitèle, (qui ont même construit l’image des dieux de l’Olympe et surtout celle de Zeus) et de lieux comme l’Acropole, l’agora, le Forum, etc.
Déjà dans les villes de la Grèce classique, en effet, l’artiste recevait la tâche de rendre visible la loi universelle, la loi céleste qu’il parvenait à voir et que les autres hommes ne voient pas. Toutes les réflexions sur le nombre d’or, sur la suite de Fibonacci, ont été, en effet, menées par des artistes. Ce sont eux qui, par leur travail, ont découvert la présence d’un mystère donnant une règle à la nature. Rappelons qu’au temps du grec Strabon (400 av. J.C.) furent classées les grandes réalisations artistiques de l’Homme auxquelles fut donné le nom de Sept Merveilles du monde : le mausolée d’Halicarnasse, le temple d’Artémis à Ephese, la statue de Zeus à Olympie, les jardins suspendus de Babylone, les pyramides, le phare d’Alexandrie et le colosse de Rhodes.
Les artistes rappellent la présence de ce mystère aux citoyens de la ville par la recherche de formes harmonieuses. Ils apprennent aux hommes que l’harmonie est dans la nature et que nous pouvons la saisir. Encore aujourd’hui les artistes nous permettent de passer de l’imaginaire au réel. Leur imaginaire intervient directement dans le tissu urbain, il suffit de penser à la Tour Eiffel (où Gustave Eiffel a imaginé l’impossible), à la Pyramide du Louvre (conçue par l’architecte chinois Ieoh Ming Pei), aux colonnes de Buren (qui sont une révélation gratuite de l’imaginaire de l’artiste, car elles n’obéissent à aucune nécessité, règle ou besoin). Le mystère de la réalité a été manifesté aujourd’hui, par exemple, par le peintre Soulage, qui, avec son noir est arrivé à défier les apparences tout comme les peintres du courant Surréaliste : Magritte, Picasso, Dali, André Breton entre autres.
L’organisation des villes
Quand Jules César vainquit Vercingétorix en Auvergne et puis à Alésia dans la guerre des Gaulois, il envoya Aetius Titus Labienus, son lieutenant, à Lutetia pour prendre la ville. En cette occasion il confia à son architecte Vitruve la tâche de concevoir un plan urbain qui, par la suite, fut utilisé comme modèle pour construire toutes les villes de l’empire romain. Ce plan se construit à partir de deux axes : le Cardo maximus et le Decumanus. À Paris le cardo est l’actuel Boulevard Saint Germain, tandis que le decumanus est la Rue Saint Jacques qui monte de Saint Germain à la Place Sainte Geneviève, l’ancienne place des temples de Jupiter et de Minerve. Cette place était jadis le forum, une agora, un lieu de rencontre, de discussion et de protection. Le temple commence ainsi à avoir une place importante dans la construction de la ville. Après l’enterrement de Saint Denis à Montmartre par exemple, le « mont des martyres » prit une grande importance ainsi que les bâtiments qui furent bâtis à la gloire du saint.
Paris est la première capitale gallo-romaine ; un centre urbain important où les empereurs venaient pour les thermes de Cluny. La transformation de la ville est liée à Clovis, roi franc, qui affronta le romain Syagrius, chef de la ville, dans la bataille de Soisson. En remportant la victoire, Clovis s’installa en France en tant que roi chrétien. Il s’était en effet converti à la foi de sa femme Clotilde, conversion concrétisée lors de son sacre à Reims célébré par l’évêque Saint Remy.
La France devient donc chrétienne à la suite des batailles entreprises par Clovis contre d’autres populations germaniques, les Visigots, qui à la différence des Ostrogots, voulaient rester en France. L’architecture de la ville se nourrit de l’influence de ces différentes cultures donnant vie au style gothique. Au fil du temps, la religion chrétienne transforma le visage des villes. Exemplaire dans ce sens, est le cas de la ville de Byzance, à laquelle fut donné le nom de Constantinople. Constantin avait dessiné sur ces boucliers une croix et une devise disant : In hoc signo vinces. Plus tard, en 325 ap. J.C. il s’installa à Byzance et réunit tous les dignitaires de l’église pour décider une doctrine commune, reconnaissant un dieu présent en trois personnes : le Père, le Fils et l’Esprit Saint. La croix chrétienne et la trinité devenaient ainsi le symbole de l’empire à Byzance.
Le concile de Nicée entraina aussi la séparation des différents courants chrétiens qui ne voulurent pas accepter la trinité de Dieu. De cette séparation sont nés l’Arianisme (d’Arius d’Alexandrie) et les Nestoriens (de Nestorius de Syrie). Ce chapitre de l’histoire est intéressant au niveau de l’histoire de l’architecture, car les lieux de culte au Moyen Orient ont souvent servi plusieurs croyances. C’est le cas de l’Église nestorienne Saint Jean Baptiste à Damas. Après la mort du Prophète, la dynastie musulmane des Omeyades, ne disposant pas d’un lieu de culte, s’appropria de l’Église Saint Jean Baptiste en la transformant en mosquée tout en continuant à y accepter aussi le culte de Saint Jean Baptiste, prophète très reconnu chez les musulmans. L’architecture sacrée atteste d’une cohabitation entre les peuples et leur foi. Un exemple de cela est le clocher des églises chrétiennes qui a servi de modèle aux minarets des mosquées d’où aujourd’hui encore on appelle les fidèles à la prière.
Pendant longtemps la ville a été conçue comme la promesse d’une ville idéale, d’une ville céleste. On retrouve cette idée à Jérusalem, à La Mecque mais aussi dans les lieux chers au christianisme, comme Lourdes ou Fatima, villes où les secrets concernant la fin du monde furent révélés.
Aujourd’hui la ville est au contraire facteur de désespoir et de péché. On ressent chez ses habitants la nostalgie d’un lieu de bonheur et d’épanouissement. Obligés de se soucier uniquement de leur survie économique, les hommes qui vivent dans les cités souffrent et leur vie devient souvent impossible. Il suffit de penser à Rio de Janeiro où les favelas sont des villes impossibles à vivre. Pensons aussi à nos banlieues. Le terme indique tous les lieux se développant en dehors de la ville principale et malheureusement, dans le cas de Paris, le mot indique aussi un clivage social très important. Nos banlieues sont les lieux des HLM, des bâtiments en béton où les gens vivent leur malheur et leur désespoir, où les jeunes peuvent apprendre uniquement la morale de la rue, la seule morale vivable. Le gouvernement appelle ces périphéries « les zones perdues de la République », sans s’apercevoir que la ville devient aujourd’hui une immense banlieue où règnent la délinquance et le banditisme.
À côté de cela, nous ressentons qu’il y a toujours une possibilité. Si on cherche encore le Eldorado c’est parce qu’il n’est pas encore là mais nous savons qu’il est réel. Il faut savoir ce qu’on cherche. Je crois que l’Eldorado consiste dans cette phrase qui clôt votre invitation : « aimer l’imparfaite perfection de la vie ».
Cette phrase place à nouveau l’Homme au centre de notre réflexion sur la ville. « Aimer l’imparfaite perfection de la vie » nous permet de regarder en face la complexité et les problèmes de la vie sans nous cacher, tout en continuant à rechercher cette perfection que l’Homme ne trouvera pas dans une ville mais en lui et dans sa relation avec son prochain. C’est dans son désir de créer des espaces où ce rapport à l’autre puisse être vécu que l’Homme pourra continuer à bâtir ses villes, sans chercher des utopies impossibles, mais en choisissant la voie concrète de la cohabitation. Pour le faire, l’Homme a besoin de sages, de héros et de saints : grâce au sage l’Homme reçoit la connaissance, la logique, la raison ; grâce au héros l’Homme apprend à ne pas fuir la responsabilité de défendre les valeurs permettant de vivre ensemble et grâce au saint, l’Homme apprend la solidarité et l’unité. Voici le rôle qui ont joué et qui jouent tous les hommes des religions (pensons aussi à Padre Pio, Jeanne d’Arc, Sainte Thérèse de Lisieux entre autres) : transmettre un élan du cœur afin que cette vie soit un peu plus supportable face à la maladie et face aux difficultés.
Shwermerei est un mot allemand qui signifie l’accomplissement du bonheur. Nous pouvons le traduire aussi avec le mot « enthousiasme » d’origine grecque, où la particule théos indique la présence en nous d’une inspiration divine. Le croyant est un enthousiaste ; ses actions et sa joie ne viennent pas seulement de lui mais en lui tout s’accomplit par inspiration divine. Nous devons trouver les moyens pour vivre ainsi car c’est grâce à cet enthousiasme que la ville sera construite selon les signes de Dieu.
Docteur Dalil Boubakeur, già rettore della Moschea di Parigi