par Dominique Vidal

J’avais 15 ans lorsque j’ai vu, pour la première fois, le film Metropolis réalisé en 1927 par le réalisateur allemand Fritz Lang. C’est l’histoire d’une mégapole divisée en une ville haute, où les familles dirigeantes vivent dans l’oisiveté, le luxe et le divertissement, et une ville basse, où les travailleurs opprimés font fonctionner la ville. Mais un savant fou met au point un androïde à l’apparence féminine, qui exhortera les ouvriers à se rebeller contre le maître de la cité…
À l’époque, je considérais ce chef d’œuvre, qui me marqua durablement, comme un film de science-fiction. Je le pense encore, en tout cas s’agissant de l’androïde, qui n’a visiblement pas encore organisé la révolte contre les maîtres de nos villes. Mais quant à la schizophrénie de cités d’en haut et d’en bas, nous n’en sommes plus très loin. Sauf que nos métropoles ne se divisent pas en profondeur, mais en largeur : au centre les villes à l’ancienne, belles et riches ; en périphérie, les banlieues laides et pauvres. 
Soyons clairs : le fossé entre les unes et les autres n’est pas aussi profond en Europe que dans les villes du Sud. En France, par exemple, les bidonvilles, longtemps réservés aux immigrés, ont disparu il y a un demi-siècle. Ils ont néanmoins commencé à réapparaître avec la crise des migrants. Au-delà de ce phénomène encore marginal, la masse de nos banlieues plonge de plus en plus rapidement dans la misère.
C’est ce que confirme le dernier rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV), qui porte sur environ 800 quartiers prioritaires regroupant plus de 5 millions d’habitants1.
Dans ces lieux où résident les habitants les plus pauvres des territoires urbains, souligne Jean-François Cordet, président de l’ONPV, « le parcours personnel cumule les handicaps dès les premières années : cursus scolaire peu linéaire, moindre réussite, orientations vers des filières professionnelles plus que vers les filières générales, poursuite d’études supérieures moins fréquente et niveaux de diplômes atteints plus faibles, insertion professionnelle plus difficile. Autant d’obstacles qui conduisent au constat d’un taux de chômage deux fois et demie plus élevé, de conditions d’emploi plus précaires et d’une capacité de création d’entreprises moins nombreuse. »
Quelques données éclairent ces inégalités flagrantes :

  • Les trois quarts de la population résidant dans ces quartiers sont peu ou pas diplômés, contre un peu plus de la moitié dans les autres.
  • Les jeunes y ont plus de difficultés à s’insérer dans la vie professionnelle : trois ans après leur sortie de formation initiale, 37 % des jeunes titulaire du baccalauréat ne travaillent pas, contre 22 % dans les autres quartiers.
  • Plus le niveau d’étude est faible, plus l’accès à l’emploi est compliqué. Ainsi 78 % des jeunes sortants précocement de leur scolarité sont sans emploi, contre 58 % ailleurs.
  • Le taux de chômage y est deux fois et demie supérieur à celui des autres quartiers : 24,7 % contre 9,2 %. Plus de deux adultes sur cinq âgés de 15 à 64 ans restent à l’écart du marché du travail, le taux d’activité n’étant que de 58,8 % contre 72,4 % dans les autres quartiers.
  • Pour ceux qui travaillent, les conditions d’emploi sont plus précaires : ils se voient proposer davantage de contrats à durée déterminée ou de missions en intérim. Plus généralement, 72,7 % des actifs en emploi résidant dans ces quartiers sont des employés ou des ouvriers, contre 42 % dans les autres.
  • Dès l’orientation en fin de collège, les jeunes se dirigent plus fréquemment vers des voies professionnelles (64 %, contre 58 %). Par conséquent, ils terminent plus souvent leur scolarité diplômés d’un baccalauréat professionnel que ceux des autres quartiers (38 %, contre 23 %) et poursuivent moins leurs études après (70 % contre 77 %). 
  • Les jeunes de ces quartiers qui parviennent à faire des études supérieures échouent plus fréquemment (34 % contre 20 %), surtout si leurs parents sont immigrés. Les diplômes qu’ils obtiennent dans le supérieur sont de niveau plus faible que leurs homologues des autres quartiers : 37 % n’obtiennent qu’un diplôme de niveau bac + 2, contre 23 % de ceux des autres quartiers des unités urbaines englobantes.
  • Outre les difficultés financières, le moindre accès aux soins des habitants peut donc aussi s’expliquer par le déficit de l’offre de santé de ces quartiers. En 2012, la densité des médecins était inférieure de 16 % – et même de 58 % concernant les chirurgiens-dentistes. Près de 13 % de ces quartiers n’accueillent aucun équipement de santé de proximité (et près de 6 % aucun équipement de santé du tout).
  • La densité en professionnels médicaux dits « de proximité » – médecins généralistes, chirurgiens-dentistes, infirmiers, masseurs kinésithérapeutes et sages-femmes – est 1,8 fois inférieure en quartiers prioritaires. Les médecins spécialistes y sont 3,2 fois moins présents. Pourtant, ces quartiers se situent dans des unités urbaines de plus de 10 000 habitants, où la densité en professionnels de santé libéraux est légèrement supérieure à celle observée dans le reste de la France métropolitaine.
  • L’état de santé des habitants de ces quartiers est plus mauvais2. Selon une enquête réalisée en Alsace, 52 % de leurs habitants meurent avant 75 ans, contre 39 % ailleurs. Les indicateurs sont moins favorables dès l’entrée au collège : moindre pratique sportive, surpoids et obésité, mauvaise vue, caries dentaires… Et pour cause : 23 % des enfants ne prennent pas de petit-déjeuner (14 % dans les autres quartiers), 43 % grignotent (27 %), seuls 39 % font deux heures de sport ou plus par semaine (54 %), 30 % sont en surpoids ou obèses (22 %), 14 % ont besoin de lunettes (10 %)…
  • Nombre de résidents des quartiers populaires renoncent à des soins pour des raisons financières. C’est le cas de 27,6 % pour les soins dentaires, contre 18,0 % pour les résidents des autres quartiers. Il faut dire que cette population est moins souvent couverte par une complémentaire santé : on observe une différence de 6,3 points en termes de mutuelle (12,4 %, contre 6,1 % dans les autres quartiers). 

La tragédie de la Covid souligne la profondeur de ces inégalités. Les quartiers populaires n’ont pas été égaux face au confinement. La surpopulation de nombreux logements, quand ces derniers ne sont pas carrément insalubres, a rendu l’expérience particulièrement éprouvante. Quant au télétravail, il n’est pas la norme chez les plus pauvres : les cadres le pratiquent à 57 %, contre 7 % dans les catégories populaires3. Aides-soignantes, caissières, éboueurs, livreurs, femmes de ménage, ouvriers ont dû poursuivre leur activité, au risque d’attraper le virus. La fracture éducative, nourrie par celle du numérique, a quant à elle laissé des milliers de jeunes sur le carreau. 
Pour ne rien dire des structures de soin. Prenons l’exemple de la Seine Saint-Denis, connue comme le « 93 », le département de France métropolitaine où le taux de pauvreté est le plus élevé – environ une personne sur quatre y vit avec un revenu inférieur au taux de pauvreté, c’est-à-dire environ 1 000 euros/mois pour une personne seule. La Seine Saint-Denis compte trois fois et demie moins de lits de réanimation que Paris, et 37 de ses villes sur 40 sont déclarées « déserts médicaux » par l’Agence régionale de santé (ARS)4.
Metropolis n’est plus hélas de la science-fiction.

  1.  www.union-habitat.org/actualites/rapport-de-l-observatoire-national-de-la-politique-de-la-ville
  2. www.onpv.fr/theme/sante
  3. www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-les-inegalites-sociales-et-territoriales-creusees-par-la-crise-sanitaire_3907473.html
  4. www.liberation.fr/debats/2020/04/05/covid-19-miroir-des-inegalites-territoriales-et-sociales-dans-le-93_1784253

Dominique Vidal, giornalista, già co-direttore Le Monde Diplomatique