par Jean-Jacques Wunenburger

La ville a secrété historiquement un riche et abondant imaginaire mythique de construction et d’aménagement d’espaces qui pourraient constituer un patrimoine réutilisable pour nos modernes urbanistes. Bâtir de grands palais et temples pour les Princes et les dieux, doter les grandes fonctions institutionnelles (justice, armée, etc.) de monuments, planifier les occupations économiques et les habitations privées autour d’un système cadastré de lots de terrain ordonnés selon les points cardinaux, trouer des espaces saturés de maisons par de grandes places vides, etc., constituent autant d’actes imaginatifs, d’inventions inédites, qui ont produit de nouveaux espaces urbains. Les invariants qui surgissent des villes rêvées renvoient certainement à des besoins profonds et irrépressibles, au sens où la psychologie des profondeurs renvoie les thèmes des rêveries à l’existence d’archétypes psychiques, qui seraient des matrices universelles destinées à orienter et à encadrer de manière semblable des productions d’images. Car l’imaginaire permet, sur un mode sensible, non rationnel, non argumenté, d’approcher de la nécessité anthropologique de certaines formes architecturales.
Ainsi les façades, les rues, les places, les monuments, les tours, les perspectives et panoramas, les rives, les jardins et les collines, en un tout rassemblé, font d’une ville un dispositif artificiel qui suscite des émotions, des visions, des attentes, des rêves nouveaux par rapport à l’environnement d’un monde agraire, où les artefacts bâtis restent morcelés, séparés et à échelle humaine. Les architectes de la ville, amateurs ou planificateurs d’État, peuvent transformer des commandes en des projets à géométrie variable à l’infini. Ainsi la place fait se rencontrer du profane et du sacré, du sec et de l’humide, de l’ouvert et du fermé, de l’élevé et du bas, etc. En servant à circuler, à échanger, à aérer, à rassembler, etc., elle fonctionne aussi comme un scénario formiste à partir duquel on peut expérimenter mille combinaisons possibles, au même titre qu’un scénario narratif peut aboutir à une déclinaison en d’infinies combinaisons d’histoires. Chaque unité de la forme urbaine peut jouer alors le rôle d’un module qui peut être plus ou moins isolé ou intégré, et dans ce dernier cas, entrer dans des relations ou des oppositions d’une variété infinie avec l’environnement architectural. Elles seront, comme toute œuvre plus ou moins réussie, soit esthétique, fonctionnelle, rationnelle soit chargée d’éléments parasites voire de mystères, à première vue inutiles. Car la place n’est pas un simple lieu non construit, mais un espace vide, qui fait place à la lumière solaire, ouvre des visions panoramiques, crée des centres rayonnants, pour autoriser le rassemblement des citadins disséminés dans leurs quartiers aménagés, pour recréer de manière cénesthésique l’être-ensemble. A l’inverse, une ville sans recoins, sans niches, sans espaces obscurs, ne saurait satisfaire les besoins de solitude qui coexistent avec le besoin social de voir et d’être vu. L’architecture urbaine idéale valorise ainsi des espaces de séparation, d’isolement inattendus (impasses, passages, bancs sous un arbre etc.) qui donnent prise à l’intimité, au secret, au microscopique. L’image d’arcades et de galeries le long des rues ne témoigne pas seulement de l’ingéniosité d’architectes qui ont trouvé la solution pour mettre les promeneurs et acheteurs à l’abri des intempéries mais aussi de l’attrait mystérieux pour des formes architecturales mixtes, qui matérialisent la continuité entre le dedans et le dehors, l’exposé et le protégé, à l’intersection de la place et de la caverne. Les galeries ouvertes sur la rue (comme celles de Bologne) constituent ainsi des espaces où se jouxtent l’art de la maison (par ses façades) et celui des arcades monumentales, en un ensemble nouveau où le sédentaire et le nomade, le résident et le voyageur s’approchent au plus près l’un de l’autre.
La peinture urbaine des siècles passés nous rappelle aussi combien l’élévation dans les villes n’est pas seulement une réponse utilitaire pour gagner de la place, mais une manière stylistique et symbolique pour ouvrir l’horizontalité du rassemblement humain sur une transcendance, celle du pouvoir humain (campanile, beffroi, tour de guet) ou de la toute-puissance divine (cathédrale, mosquée). Les paysages urbains, peuplés de colonnes, tours, pointes constituent ainsi l’image d’une hiérarchie où les fonctions triviales de la subsistance et de la coexistence sont bien subordonnées à des instances supérieures, celles des autorités, de la double souveraineté royale et sacerdotale, à présent relayées par les gratte-ciels, images des nouvelles puissances de la société marchande. Enfin l’esthétique ornementale des façades, par le biais de l’encastrement des vides et des pleins, de l’encorbellement de corniches sophistiquées, indique que les formes architecturales ne peuvent se réduire à des surfaces et des angles mais que la pierre gagne à être taillée, sculptée, rehaussée et découpée pour former des compositions géométriques, qui « fractalisent » et récapitulent en quelque sorte l’ordre complexe de la ville entière. Les gros plans picturaux sur les détails décoratifs des colonnades et frontons, qui forment souvent des tableaux à eux seuls, rappellent combien la ville a besoin d’ordre esthétique car les jeux gratuits d’ornement des pierres fonctionnent pour l’œil et la mémoire comme un symbole de la perfection complexe du tout et de la victoire de la volonté, du travail, de la raison sur le désordre spontané des choses.
L’art des représentations, idéalisations et mythifications urbaines témoigne donc des potentialités esthético-symboliques de certains agencements, peu utilisés en fait dans l’histoire réelle des villes. L’art devient ainsi laboratoire d’exploration d’innovations et de valorisations oniriques de réalités architecturales, qui n’ont souvent pas été suivies d’effets mais qui pourraient combler des besoins et attentes archaïques. Ainsi bien des aménagements atypiques, rares ou marginaux, qui ont séduit les peintres urbains, pourraient nous alerter sur des solutions urbanistiques à forte valeur ajoutée, qui pourraient peut-être révolutionner l’art de vivre ensemble en ville. La fascination imaginaire pour des villes comme Bruges ou Venise, sorte d’utopies réalisées, suggère, par exemple, combien les rues aquatiques pourraient créer un bien-être urbain, en mariant pierre et eau, et en substituant aux voitures le bateau. Border un canal de maisons ou ouvrir une maison sur un canal représenteraient des options, certes à fortes contraintes techniques et économiques, mais qui engendreraient un autre « être au monde » du citadin. De même la fréquence artistique des constructions en coupole et dôme n’indique pas seulement le poids de traditions religieuses, mais pourrait nous suggérer que ces formes rondes, englobantes, au sens propre envoûtantes, installent un sublime dans le quotidien, en incurvant et adoucissant les formes qui coupent le bas du haut (plafond, toit). Plus familièrement, l’omniprésence des fontaines et jardins rappelle combien l’architecture urbaine, du fait de son enfermement dans l’artificiel, ne saurait nous couper de notre appartenance vitale à la nature. L’art a ainsi, durant longtemps, anticipé, conforté, légitimé la création d’espaces végétalisés au cœur des villes. L’entrelacement du végétal et du bâti donne lieu à beaucoup de tentatives de composition dans les villes nouvelles, mais qui ne comblent peut-être que rarement le sens paysager des jardins que les artistes ont projeté et valorisé dans leurs tableaux.
Ainsi l’exploration libre des images de villes, partielles ou globales, loin de n’être qu’un exercice fantaisiste, peut nous obliger à entrer dans une nouvelle phénoménologie et herméneutique urbaines. L’image permet précisément de rompre avec les données de fait, de résister aux prétendues nécessités historiques, de transgresser les habitudes et les normes. Loin d’être mimétique, l’image paysagère de la ville permet d’entrer dans un espace mi-objectif, mi subjectif, dans une relation de non-séparation du sujet et de l’objet, c’est-à-dire de l’homme et de son environnement urbain. On pourrait même y voir une sorte de démarche visionnaire de la forme la plus accomplie du point de vue de l’homme, de ce que pourrait être l’espace bâti à convenance de ses besoins topologiques. L’imaginaire opère ainsi une sorte de retour à l’originaire, à l’archaïque, à ces besoins élémentaires de l’« être au monde » et de l’habiter, qui agit comme une nourriture spirituelle, une réserve de possibles à construire ou à reconstruire, et finalement une aide à la décision pour tous les responsables de notre art de vivre dans l’espace.

Jean-Jacques Wunenburger, Institut de recherches philosophiques, Université de Lyon Jean Moulin, France